Le jour où j’ai cru mourir sous les aurores boréales
Fabian
Le froid n’est pas si terrible quand on ne pense qu’à sauver sa peau. C’était il y a trois ans, jour pour jour. Je suis accroché au sommet d’une montagne, sous le blizzard du cercle polaire arctique, au nord de la Norvège. Température ressentie au sol : -21 degrés. Je suis venu pour réaliser mon rêve ultime : admirer les aurores boréales.
Lecture Zen : 15 minutes
OURS BIPOLAIRE
Tu m’avais manqué, lecteur ! Et quand je dis “lecteur”, je dis aussi lectrice, c’est global, tu m’as compris ! La dernière fois, je t’ai raconté comment j’ai vivement embrassé la capitale Polonaise via le récit d’un citytrip à Varsovie. A croire que le froid m’a entièrement parasité le bulbe, je vais rester dans le thème de l’hiver et des supermarchés Picard pour te faire pénétrer dans un nouveau récit, plus sombre cette fois, mais tout aussi sincère.
Il faut que je te dise. Depuis plusieurs jours, je me suis mis à repenser furtivement à ce qu’il m’est arrivé lors d’un voyage en Norvège. Ça fait quoi ? Trois ans ? Merde ! Trois ans déjà que cette connerie m’est arrivée.
Je pourrais en faire des cauchemars : en fait, je n’y pense jamais.
Moi qui suis adepte d’un soleil torride qui m’enveloppe comme un bébé lézard dans un lit de coton moelleux et brûlant, tu te doutes bien, brillant lecteur, que je ne suis pas venu foutre ma tête de reptile dans le congélo pour le plaisir d’avoir les oreilles bleues et le teint blafard !Pourquoi y repenser seulement là, maintenant ? Est-ce parce que j’ai eu le temps de remuer des souvenirs venus du froid, au fin fond de ma couette, tremblant à la fois sous l’effet d’une grippe hivernale malvenue que sous les annonces successives d’une apocalypse politique internationale annoncée (Trump, Valls, Fillon, ce triumvirat va contribuer à la glaciation de mon dernier neurone, pourtant bien planqué dans le lobe du cerveau responsable des émotions naïves et optimistes) ?Tu l’auras compris : je suis à cran. Mal de tête, cerveau qui coule, voilà que ma fièvre emmène mon esprit dans des cavités à la fois grandioses et inhospitalières. Dans ce genre de souvenirs qui te fait merveilleusement froid dans le dos. Atroce, donc fabuleux.
Au fond, je me sens comme errant dans un bar miteux infesté par la misère affective, le sourire aux lèvres et le malheur aux yeux, moi-même complètement envahi par les vapeurs d’une bière affectueuse. Tu l’auras compris, cher Toi, il faut que je te dise.
Calme-toi, il n’y a rien de grave. Je dirais même, tout a été heureux. Le souvenir de voyage que je vais te raconter ne m’a pas affecté davantage que cela, ce qui est très étonnant au vu de ce qu’il s’est réellement passé. Je pourrais en faire des cauchemars : en fait, je n’y pense jamais.
Ça devrait m’avoir changé : en fait, je suis exactement le même. J’aurai dû le raconter à tout mon entourage : finalement, personne ne le sait ! Jusqu’aujourd’hui.
AU NORD DU NORD
Pour situer le contexte, nous sommes en Janvier 2014, et je suis à Tromsö pour accomplir mon rêve. Tromsö, sa petite ville de toits pointus, sa rivière, sa montagne, ses pichets de bière à soixante-huit euros et son ambiance à congeler la plus chaude des call-girls scandinaves… Ah, Tromsö (prononcer Troumseu), tu m’en auras fait voir, ma vilaine !
Alors, pour ceux qui ne connaissent pas l’endroit, enfoncez une épingle à l’extrême Nord de la Norvège, à l’un des points les plus hauts du cercle polaire arctique, paf ! C’est là !
C’est bien simple, en hiver, si vous venez du sud du pays, il n’est possible de se rendre dans cette île minuscule qu’en avion, ou, si vous êtes souffrant de démence, en voiture.
Si vous partez d’Oslo, la capitale, vous en aurez pour trois rudes journées – en passant par la Suède – de zigzags à travers rues verglacées et autres chemins impraticables. Et encore, dans l’hypothèse où vous connaissiez le chemin (et c’est le genre de route où ton GPS est aussi utile qu’un bidet en faïence rose dans une salle de bain de jeunes colocataires) et que vous trouvez des endroits où dormir en route, dans le but de ne pas finir votre vie en Mister Freeze.
VOYAGE DE GLACE
La raison qui m’a emmené en Norvège est plus noble, voire même philosophique. Quand j’y pense, je peux dire que c’est une question de vie ou de mort. Quand on vient pour réaliser un rêve vieux de plusieurs décennies, pour accomplir quelque chose qui nous a littéralement transportés jusqu’au but ultime, bravant les milliers de kilomètres et les degrés en-dessous de zéro, n’est-ce pas se dire : “il faut que je le fasse avant de mourir” ?
Alors, c’est ça. Quand je pose un pied hors de l’aéroport d’Oslo, il est déjà question de vie et de mort.
J’ai toujours voulu voir les aurores boréales. Je ne l’explique pas.
Ça fait partie de ces rêves que l’on ne matérialise pas tout de suite, qui mettent du temps à mûrir pour finalement vous exploser aux yeux comme une évidence. Un truc qui est là depuis la nuit des temps. A vrai dire, je l’ai souvent rêvé. Je veux dire, dans les vrais rêves, la nuit. Je me voyais, émerveillé par ces lumières cotonneuses et multicolores qui déambulent dans le ciel comme des danseuses. Ces rêves-là étaient tellement forts qu’ils m’ont poussé jusqu’ici.
Je traîne à Oslo, difficilement. La neige et la nuit rendent la visite difficile mais elle reste, à ma grande surprise, agréable. Je me plais à déambuler dans les rues de la capitale, entre buildings disgracieux et petites églises recouvertes de neige. Je visite le grand Opéra, marche longtemps à la recherche de lieux atypiques, souvent sans succès.
A travers les vitrines des magasins, je constate que la vie est très chère, bien plus qu’en France, et qu’il me faudra manger peu et me priver totalement du moindre plaisir : je suis parti presque sans le sou.
J’ai déjà pris deux avions (à Toulouse puis à Bruxelles), et j’en ai encore un à prendre dans deux jours pour ma vraie destination : le cercle polaire.
DE LA MÉGALOPOLE AU CERCLE POLAIRE
Après cet interlude dans la mégalopole Norvégienne, où j’ai tout de même pu goûter à la magie d’une promenade autour d’un lac gelé à 20 km de la ville, ou encore à l’amusement de voir tous les citadins habillés en combinaison de ski dans le métro, je prends enfin l’avion pour Tromsö.
L’aéroport d’arrivée est à peine plus grand qu’une gare de train. Autour : un parking, du blanc, et des montagnes. Le ton est donné. L’air est glacial mais pur. Je trouve difficilement le bus local qui m’emmène dans le centre-ville, je suis un peu perdu, le froid m’empêche d’y voir clair.
Je pourrais en faire des cauchemars : en fait, je n’y pense jamais.
Définitivement, l’endroit n’est pas très touristique, du moins en hiver : tout le monde parle Norvégien et ne semble pas dérangé outre-mesure par les conditions climatiques. Je ne sais pas encore vers quoi je me dirige.Je me sens vivant, empli d’une excitation sereine.
De tous mes voyages à l’étranger, Tromsö doit être une des rares villes, pour ne pas dire la seule, où je n’ai trouvé ni auberge ni logement chez l’habitant à un prix à peu près décent.
Obligé de dormir à l’hôtel, ce qui n’est pas donné. Le coût élevé de la vie en Scandinavie n’est pas une légende : ce voyage sera le plus cher de mon existence (à la journée).
Je dois me contenter de manger des haricots en boîte et de rêver d’une bière ou d’un chocolat chaud assis dans l’un des cafés, à l’allure chaleureuse, qui jonchent discrètement la petite ville.
D’emblée, l’esquisse d’un début de possibilité de pouvoir m’éclater avec une activité de dingue, de type journée en chiens de traîneaux, fabrication d’igloos et autres cocasseries à base de neige et de moufles à pompon multicolore est exclue ! A plus de cent balles la journée, mon esprit aventurier et solitaire ne sera même pas tenté par une approche trop touristique des lieux ! Tant mieux !
NIGHT FEVER
Quelques promenades – équipé de 38 couches de vêtements polaires – pour s’émerveiller des rangées de petites maisons colorées en bois, aux toits pointus et aux fenêtres opaques qui semblent toutes renfermer la promesse d’un foyer à l’abri de la brume et du verglas, font mes journées. Celles-ci semblent d’ailleurs très courtes : si le soleil se lève tôt (mais je ne peux pas te le certifier : je ne suis pas en voyage pour me lever à 5h du mat’ !), il se couche vraiment, vraiment très tôt : aux environs de 15h, en Janvier.
Là, la ville se mure dans une sorte d’agitation très silencieuse et sombre, étrange et onirique, où le bruit des voitures se mêle à celui des chaussures qui font craquer le verglas et s’entasser la neige. La lumière des enseignes lumineuses des magasins se mélange à celle, plus opaque, des phares et des réverbères qui peinent à essayer d’extirper l’obscurité omnisciente de la ville.
Je pense qu’à cet endroit, la température ressentie ne devait pas être loin des -30.
C’est donc lorsque la nuit est bien tombée que je me dirige, à pied, pendant une heure et demie de marche, vers le funiculaire qui m’emmènera au sommet, si loin de toute pollution lumineuse, et si proche de mon rêve absolu. [su_spacer] Marcher face au vent glacial à travers le grand pont de 700 mètres qui relie la petite ville à la montagne déserte est un moment qui parait long, très long. Je pense qu’à cet endroit, la température ressentie ne doit pas être loin des -30 ! Je suis bien le seul à avoir eu ne serait-ce que l’idée de traverser ce pont, car visiblement aucun piéton ne s’y aventurait. Les automobilistes doivent me prendre pour un échappé de l’asile. Bien vu les gars ![su_spacer] Déterminé, des étoiles pleins les yeux et des glaçons pleins les narines, je passe le pont interminable et me retrouve devant la cathédrale arctique qui érige ses triangles modernes et épurés en direction d’un dieu qui n’a semble-t-il pas épargné ces pauvres Scandinaves, me dis-je entre deux foulées rapides (il ne vaut mieux pas s’arrêter longtemps).Ah, une bonne vodka, ça serait parfait pour me réchauffer avant l’extase ! Ici, ils picolent de l’aquavit, une sorte d’eau-de-vie de pomme de terre plus ou moins aromatisée. Voilà ce qu’il me faut ! Deux ou trois bonnes gorgées d’aquavit pour finir de monter jusqu’au funiculaire et m’envoyer en l’air avec les étoiles, bercé par le flux des aurores boréales, cul-nu sur le verglas (ce qui donne une danse qui a un sacré style, avoue-le) !
“ON NE VERRA PAS PLUS TARD”
Enfin arrivé ! Et je ne suis pas le seul, finalement. Sauf que les quelques touristes amassés dans le chalet, en attente du prochain départ, ont dû venir en bus ou en voiture. Quelle bande d’assistés ! me dis-je, fier d’être venu jusqu’ici par mes propres moyens, et jaloux à l’idée de pouvoir me louer une voiture avec siège en cuir chauffant. Je ne sais pas qui est le plus intelligent, finalement. Et le simple fait de me poser la question me donne un ordre d’idée sur la réponse qui ne me plaît pas des masses !
Mais pourquoi, bordel, pourquoi je m’inflige tout ça ? Les trois avions pour venir m’enfoncer dans le fondement de la banquise, les marches dans le blizzard, les haricots froids en boîte… pourquoi ne pas attendre la navette, attendre d’avoir plus d’argent pour voyager confortablement, attendre… rien que le fait de répéter ce mot me fait comprendre. En fait, la vraie question est : pourquoi attendre ? Je préfère crever la bouche ouverte en m’étant saigné pour vivre mon rêve dans la douleur plutôt que de le laisser filer comme un voleur dans le confort d’un “on verra plus tard”. Comme un voleur, un voleur de rêves.
Il faut que tu saches, Ô lecteur, que l’apparition d’aurores boréales est un phénomène imprévisible. La météo peut te donner une probabilité pour qu’elles apparaissent dans les jours prochains, mais jamais, jamais personne ne peut prévoir avec exactitude où et quand elles daigneront éclairer le ciel de leur ballet fluorescent. Belles et capricieuses, comme les grandes blondes Scandinaves qui te regardent d’un œil bien trop bleu du haut de leur double mètre ? Tout de même, on peut essayer des les dompter (les aurores) : certaines années, et certains mois de ces mêmes années sont plus propices que d’autres à leur apparition.
J’avais tout calculé. Le mois de Janvier 2014 faisait partie d’un combo de probabilités poussé à son maximum, permettant d’avoir, normalement, la chance de voir mon rêve en mouvement. J’ai pris trois nuits à l’hôtel, je n’ai que deux soirs, deux chances pour ne pas être venu ici pour rien.
JE SUIS L’EXTASE, SANS NIKON
Je prends enfin le téléphérique. En haut, un autre chalet en bois, avec une grande estrade extérieure, permet à la vingtaine de touristes, munis de leur appareil photo dernier cri, d’attendre sagement l‘aurore boréale pour la shooter comme une star de cinéma qui sortirait d’un tripot malfamé.
Je met en route ma lampe frontale, je prends mon courage à deux mains et je m’enfonce dans le noir.
Tout le monde est là pour ça. On guette la venue du phénomène, sans savoir s’il se dévoilera sous les objectifs impatients. Comme je n’aime définitivement pas suivre la route normale (je n’ai même pas d’appareil photo, ce qui fait de moi un Alien pauvre au milieu d’un groupuscule sponsorisé Nikon), je décide de me diriger, seul, à pied, vers l’immensité froide et obscure de la montagne, en plein blizzard.Je met en route ma lampe frontale, je prends mon courage à deux mains etje m’enfonce dans le noir. Au bout de cinq minutes, essoufflé, je me retourne pour mesure la distance parcourue. Le chalet est à quelques centaines de mètres. En contrebas, on distingue encore à peu près la petite ville.Je jette un œil vers le ciel, et c’est l’extase.Un petit nuage vert clair se déplace doucement dans le ciel, grandissant pour devenir une grande toile lumineuse et cotonneuse de plusieurs centaines de mètres au-dessus de ma tête. Cette masse informe, comme des reflets de réverbères couleur émeraude sur une immense flaque d’eau transparente, se déplace autant qu’elle m’immobilise. Je reste là, perché en haut de la montagne, ignorant le froid et le vent, seul comme un loup perdu, au milieu de mon rêve qui est en train de prendre vie.
COMPLÈTEMENT PERCHÉ
Comme incapable de me contenter d’une aurore boréale majestueuse,je décide de continuer mon chemin et de m’enfoncer encore davantage vers le sommet. Dans ma tête, il se passe exactement ceci (que les psychiatres prennent des notes) : “Et si je contournais la montagne pour voir s’il n’y a pas des aurores boréales encore plus spectaculaires de l’autre côté ?”. Quand j’y repense, ma vraie obsession, à ce moment-là, était plutôt de l’ordre du : “Et si j’essayais de voir une aurore boréale que personne d’autre ne verra en même temps que moi ?”.
Au début, je ne me pose pas de questions.
Certains peuvent trouver ça absurde. Même toi, lecteur, tu pourrais te dire qu’il suffit de redescendre au chalet et d’observer la magie qui opère. Tiens, je t’autorise même à me juger complètement inconscient, car au final, tu aurais raison. Mais l’envie est trop forte. Il faut que j’aille de l’autre côté.
Au début, je ne me pose pas de questions. Dans la nuit, ne voyant presque rien, je me dis que le sommet serait contourné en une demie-heure et que je pourrais revenir au funiculaire dans l’heure, sachant que ce dernier sera fermé dans quelques heures. Ça me laisserait même une marge pour me caler dans le chalet et contempler la danse fluorescente, bien au chaud, avec mes touristes Nikon.
Mais au fur et à mesure que je grimpe, je me rends compte que le pic ne s’approche pas aussi vite qu’espéré. Pire, la pente devient beaucoup plus abrupte que ce que j’avais imaginé, et la marche devient de plus en plus difficile, commençant à s’apparenter à de l’escalade plutôt qu’à une simple randonnée en température extrême. Plutôt que de foncer comme un dératé vers le pic, je décide donc de contourner davantage, toujours gonflé d’espoir.
LA MONTAGNE, CA VOUS MAGNE
Tu me vois venir, avec mon histoire (vraie) de mec mi-figue mi-borné qui se croit supérieur à la nature et se fait piéger comme un bleu par plus puissant que lui ? Encore une fois, mon petit lecteur, tu n’as pas tort. Et ça fait deux fois, donc tu vas commencer à m’énerver.
Sans blague, imagine-moi, ou non, mieux, imagine-toi, dans le vent, la nuit et le froid, avec rien autour (le chalet et la ville ne sont plus visibles depuis longtemps), en train de commencer à casser la neige dure avec le bout de tes chaussures pour fabriquer de petites prises qui te permettent de mieux escalader (à partir de maintenant, le terme est approprié) une montagne, sans te dire qu’il est peut-être temps de faire demi-tour !
Ce qui est le plus hallucinant, quand j’y repense, c’est qu’à aucun moment, je ne me dis que je suis en train de vouloir réaliser quelque chose d’impossible, de dangereux, d’absurde même. Si j’étais parti avec quelqu’un, cette personne m’aurait sans doute raisonnée, peut-être avant même de commencer à s’éloigner du funiculaire. Mais non. Imperturbable, je continue à me construire mon propre piège, inconscient, avec la détermination d’un explorateur qui ne voudrait pas faire demi-tour en pleine mer avant d’avoir posé le pied sur son île.
Je ne réfléchis pas réellement à ce que je fais. Tout est dans l’instant. Brut.
La neige en face de moi se compacte de plus en plus. Je dis “en face de moi”, car à ce moment-là, je suis a moitié “allongé” face au mur de neige. Je ne peux plus tenir debout à cause de la raideur de la pente. Je commence à fatiguer. Je n’ai pas encore froid car je suis extrêmement bien couvert, mais pour la première fois, je me demande s’il ne faut pas faire demi-tour. Pendant encore une demie-heure, je me cramponne à la montagne.
N’arrivant plus à avancer, j’essaye d’évoluer en zig-zag : je tape avec mon pied droit sur la glace pour créer une prise pendant que mon pied gauche et mes mains me tiennent au sol. Cette nouvelle prise, j’essaye de faire en sorte qu’elle soit à chaque fois un peu plus haute que la précédente, pour continuer à monter tout en contournant le pic, et donc à m’approcher du moment où je pourrai redescendre. Ce moment n’arrivera jamais.
Une fois que j’ai avancé de quelques mètres grâce à une dizaine de prises, je fais la même chose en sens inverse, toujours en montant. Je ne sais plus pourquoi j’ai adopté cette technique (ndlr : à la relecture, je me souviens : une plaque de verglas m’empêchait de continuer dans la direction vers laquelle je me dirigeais). Je ne réfléchis pas réellement à ce que je fais. Tout est dans l’instant. Brut. Sans détours. Je suis comme un animal.
IRRÉVERSIBLE
Cela fait maintenant deux heures que je suis parti. Je commence à être vraiment fatigué et à faire de petites pauses de quelques secondes, tout en me cramponnant avec les mains et les pieds dans des trous créés dans la neige pour ne pas tomber.
Le problème, c’est que même à l’arrêt, le fait de devoir me tenir me fatigue et m’oblige à fournir des efforts considérables. D’autant plus qu’un vent encore plus glacial se lève et que, pour la première fois, je commence à avoir froid malgré une combinaison vestimentaire prévue pour les conditions extrêmes. Un autre problème, encore plus grave celui-ci, fait qu’il m’est désormais impossible de faire demi-tour. Si je peux encore, dans la douleur, créer des prises en cassant la glace avec le bout de mes chaussures pour monter davantage, je ne peux pas ré-utiliser ces prises pour me faire machine arrière et descendre, à la simple force des bras. Je tomberais inexorablement dans le vide.A ce moment-là, je me rends compte que je suis piégé.
On ne se refait pas le fil de sa vie. On ne pense pas à sa famille, aux choses que l’on n’a pas faites, aux choses que l’on aurait dû faire.
Complètement paniqué, et obligé de me cramponner coûte que coûte à la montagne pour éviter la chute, je me résigne à crier à l’aide, dans l’espoir qu’un groupe de touristes qui aurait eu le même goût de l’aventure que moi soit à proximité et m’entende. Mes “help” deviennent de plus en plus forts, de plus en plus désespérés. Cent fois, deux cents fois. Le blizzard comme seule réponse.
Dans ma totale panique, à la fois debout et allongé contre la montagne, je guette vers le ciel. Cette fois-ci, j’ai complètement mis de côté les aurores boréales. Je ne pense à rien d’autre qu’à ma survie.
Si je regarde en l’air, c’est pour voir si, par le plus absurde des hasards, un hélicoptère ne passerait pas par là. Je l’imagine en train de diriger son phare dans ma direction et de sortir une échelle en corde pour me sauver de cette situation complètement folle. Mais la vie ne se passe jamais comme dans les films, et mes cris de désespoir sont balayés par le vent.
On ne se refait pas le fil de sa vie. On ne pense pas à sa famille, aux choses que l’on n’a pas faites, aux choses que l’on aurait dû faire. On n’a pas le temps de penser à ça. Le moindre de nos neurones, de nos gestes, est concentré vers l’accomplissement d’une seule action : survivre.
Avec une main, j’arrive miraculeusement à sortir mon téléphone portable, pendant que je me tiens avec l’autre main, mettant encore plus de pression sur mes jambes qui commencent à trembler de fatigue. Ça doit faire trois heures que je suis parti. Les minutes sont longues, interminables, et j’ai l’impression de faiblir. Mon smartphone s’allume et affiche 5% de batterie. Par chance, j’ai retenu le numéro d’urgence du pays, que j’avais sans doute dû voir imprimé sur une affiche de l’hôtel.
“I AM ON THE MOUNTAIN AND I CAN’T MOVE” (sic)
Avec un anglais approximatif, complètement paniqué à l’idée que la transmission se coupe ou que la personne au l’autre bout du fil ne me comprenne pas, j’essaye d’expliquer que je suis bloqué à plusieurs kilomètres du funiculaire et que je ne peux plus bouger.
“- Where are you exactly ? me demande une femme à l’accent Norvégien… – I don’t know ! On the mountain… Five or ten kilometers ahead on the right after the funicular stop… I don’t know ! There is nothing around me”
Je sais pertinemment que je ne tiendrai pas plusieurs heures supplémentaires accroché ainsi, dans des conditions aussi violentes.
Elle me posait tout un tas de questions, me demandait pourquoi je ne faisais pas machine arrière. J’essayais de lui expliquer que je ne pouvais plus redescendre, à moins de tenter un saut dans le vide avec une issue plus qu’improbable. Mon téléphone se coupe.
J’ai l’impression de vivre un cauchemar. J’essaye de rallumer mon portable. Tout en me cramponnant dans le froid glacial, je prie pour que la femme ne pense pas à un canular, bien que le ton de ma voix ait bien dû lui faire comprendre que non. Je prie également pour qu’ils me trouvent vite, très vite, car je sais pertinemment que je ne tiendrai pas plusieurs heures supplémentaires accroché ainsi, dans des conditions aussi violentes. Mon téléphone se rallume. 2% de batterie. J’arrive à rappeler les urgences et leur crie mon désespoir.
“You have to come, please help me, i can’t move !!!”. Plus de signal.
FOUPOUDAV
Je me dis que c’est foutu.Jusque là, une espèce d’optimisme de la dernière chance a toujours su me donner de la force. Mes jambes et mes bras tremblent de plus en plus, mes gants et mon pantalon deviennent humides et glacés, et mon espoir de voir un hélicoptère survoler ma connerie s’amenuisent au fur et à mesure que les minutes interminables s’écoulent. Je me dis qu’au mieux, si jamais ils me trouvent, il sera trop tard. La montagne est grande, et moi, je suis tout petit. Minuscule, même.
Une demie-heure plus tard, à bout de souffle, et perdant complètement espoir, et après de longues hésitations…je décide de me jeter dans le vide.
Tous les scénarios ont été établis dans ma tête. Mort sur le coup, ou après fractures, ou de froid… De toute façon, soit je reste à attendre et je ne passe pas la nuit, soit je m’éclate plus bas avec la possibilité de m’en sortir.
Je regarde vers le bas… ne vois rien à part la neige noircie par la nuit et une grande crevasse cinquante mètres plus bas… et je raidis mes jambes d’un seul coup pour jeter mon corps en arrière !…
C’était il y a trois ans. Depuis, je n’y repense plus. Ça ne me hante pas. Je sais que je me suis imaginé mourir, mais je regarde toujours de l’avant, et j’ai toujours fait ainsi. Pas de violons, pas de larmes, pas de changement.
Les secours sont arrivés, mais j’étais déjà en train de marcher avec douleur vers le funiculaire qui était réquisitionné pour les sauveteurs. Je les ai vus au chalet d’en haut. Ils étaient six, équipés pour fouiller toute la montagne pour me trouver. En état de choc et avec seulement quelques blessures, ils m’ont accompagné en bas, puis dans l’ambulance.
Que ce serait-il passé si ce grand rocher recouvert d’une gigantesque masse de poudreuse ne m’avait pas freiné net juste avant la crevasse ? Cela n’a pas d’importance. Je mène toujours la même vie qu’avant, simplement.Il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’après. Il n’y a pas de grandes pensées philosophiques ou de quelconque gloire à en tirer, bien au contraire. C’était juste un jour de ma vie, que je partage aujourd’hui avec Toi, c’est tout. Une seule chose a changé : la montagne me fait un peu plus peur qu’avant.